Actualités

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La rencontre des pôles dépend de nous

Vivre ensemble devient difficile tant le caractère anti-social de l’individualisation de nos sociétés prend le dessus et nous empêche de nous rencontrer. La multiplicité des points de vue conduit à toutes sortes de projets de vie qui souvent s’entrechoquent.

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Deux nouveaux membres au comité

Le 10 février 2023, lors de l'assemblée des délégués, Michèle Grandjean Cordes et Jonathan Keller ont été élus à l'unanimité par les délégués comme membres du Comité de la Société anthroposophique suisse. Une élection chaleureusement approuvée le lendemain par les membres. Le rapport à ce sujet est à lire dans «Anthroposophie – Suisse» III 2023. Le portrait suivant présente les impulsions et préoccupations de Michèle Grandjean Cordes.

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Deux nouveaux directeurs pour les Archives Rudolf Steiner

David Marc Hoffmann dirige les Archives Rudolf Steiner depuis 2012. En mars 2025 il prendra sa retraite. Dès le mois suivant, la direction sera assurée collégialement par l'enseignante Waldorf et slaviste Angelilka Schmitt et l'économiste et philosophe Philip Kovce.

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La fondation Edith Maryon

Le 2 mai 2024 sera le centenaire de la mort de la sculptrice Edith Maryon. La fondation de Bâle célèbre son éponyme.

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Pourquoi avons-nous besoin d’une Société anthroposophique ?

On ne devient pas membre d’une société ordinaire : c’est avec sa propre réalité à la fois humaine et cosmique qu’on s’intègre à ce nouvel édifice social, qu’on y participe et qu’on le constitue toujours à nouveau.

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Relance de mourir.ch

Le site Internet francophone mourir.ch a ouvert au public ce 15 décembre 2023 dans sa nouvelle version.

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Le premier et le prochain Congrès de Noël

Dans notre entretien avec Clara Steinemann à propos du Congrès de Noël de 2023 nous nous demandons entre autre si l'Anthroposophie est une école ésotérique, un discours philosophique sur l'être humain ou encore quelque chose d'autre.

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La rencontre des pôles dépend de nous

«Anthroposophie – Suisse» IV 2024

Marc Desaules

Vivre ensemble devient difficile tant le caractère anti-social de l’individualisation de nos sociétés prend le dessus et nous empêche de nous rencontrer. La multiplicité des points de vue conduit à toutes sortes de projets de vie qui souvent s’entrechoquent. Dans le grand monde, ils conduisent à des conflits armés avec l’indicible souffrance et désolation qui en résultent. A l’échelle du mouvement anthroposophique, ils entraînent des querelles internes et le développement d’actions d’opposition qui font perdre de vue les perspectives grandioses qu’apporte l’anthroposophie et détournent des tâches qui nous incombent face à l’évolution rapide et dramatique de la civilisation vers une perte du sens des choses et des faits.

Je ne pense pas que ce soit en augmentant l’appareil administratif et statutaire de notre Société anthroposophique que nous serons mieux adaptés à promouvoir un avenir plus humain. Et je dirais qu’en fait, il n’y a que peu de choses à modifier dans la constitution même de notre société ! C’est ailleurs qu’il faut concentrer notre attention et surtout notre effort. C’est dans notre manière de voir et de faire que réside le travail. Et dans notre propre engagement à la tâche. Toute règle – statutaire ou non – que nous voulons nous fixer, même si nous le faisons ensemble à la majorité d’une assemblée générale, pour ensuite y obéir, est un instrument du passé, inadapté à notre époque de l’âme de conscience. Autrement dit, prenons garde : ne laissons pas aux statuts nous dicter notre comportement, mais changeons d’abord de nous-mêmes notre manière d’être et de faire, et adaptons ensuite seulement la constitution – comme nous ne pouvons pas encore nous en passer.


Une tripartition, oui, mais comment ?

Depuis toujours je ressens un malaise quand j’entends parler de notre mouvement anthroposophique sous forme tripartite en ces termes : L’École supérieure libre de science de l’esprit, puis, en dehors dans le monde, les champs d’application, et au milieu, la Société anthroposophique. Cette image revient très souvent, elle est presque omniprésente. Et pourtant, je dois avouer qu’elle résonne en moi comme une abstraction.
Penser ainsi, c’est peut-être même ce qui nous a conduit à la situation dans laquelle nous sommes, et empêche l’impulsion du Congrès de Noël 1923/24 de prendre pied dans notre société, séparée du flot de vie des activités, la vouant ainsi à un certain sectarisme. Rudolf Steiner parle de ce danger déjà en avril 1919 :

«On m’a demandé si la tripartition ne pourrait pas être introduite au sein de notre Société anthroposophique, en y créant trois domaines distincts, une vie économique, une vie juridique et une vie spirituelle. On peut très bien formuler de tels souhaits, tout en appartenant à notre mouvement avec beaucoup de conviction, en tout bien tout honneur. Mais (...) penser que notre société puisse s’organiser d’une manière tripartite, comme une secte pourrait le faire, signifie que l’on n’a rien compris de mon enseignement à propos de la question sociale.»1

Approcher la tripartition passe par un tout autre chemin. C’est d’abord distinguer la polarité, puis chercher leur rencontre, cet élément médian, souvent d’une toute autre nature. Nous en trouvons un exemple par excellence dans les paroles de la Pierre de fondation, «tu vis dans les membres» d’une part, «tu vis dans la tête apaisée» d’autre part, deux endroits du corps. Mais le troisième «tu vis dans la pulsation cœur-poumons» n’est tout d’abord pas un endroit du corps, mais un élan, une activité : la pulsation. Le troisième n’est pas de même nature ! Dans le même esprit, il n’y avait pas trois coupoles au Goetheanum, mais seulement deux, polaires : la grande et la petite ; le troisième élément doit être cherché ailleurs, dans la rencontre entre la scène et la salle, une activité par la parole et par l’écoute. Ou encore, dans un tout autre domaine, celui des médicaments : le Cardiodoron est en substance composé de deux plantes, polaires elles aussi, le Chardon aux ânes et la Primevère officinale, menées à se rencontrer par une troisième, la Jusquiame noire, toxique celle-ci, et qui serait un poison si elle n’était hautement diluée, on pourrait dire activée.
Ce principe d’une polarité transcendée par la rencontre, qui devient mouvement et vie, c’est une clé de la tripartition.

Société et École supérieure

Qu’en est-il de cette polarité dans notre mouvement anthroposophique ? Sans trop chercher, nous la trouvons inscrite dans les statuts fondateurs de notre Société. Son architecture sociale est à l’image de celle de l’ancien Goetheanum avec ses deux coupoles : deux espaces de qualités polaires, celui de la Société anthroposophique et celui de l’École supérieure libre de science de l’esprit, avec deux sortes de membres, les uns voulant en savoir plus sur l’anthroposophie, les autres voulant représenter celle-ci dans le monde. Il en a déjà été question à d’autres occasions et il n’y a pas lieu de s’y attarder davantage ici.2

Vient la question : comment s’établit ici la rencontre ? Voyons tout d’abord la situation des responsables dans chacun de ces espaces. Côté École supérieure, nous avons un Collège de responsables des sections, qui assume sous une forme encore plutôt implicite qu’explicite la direction de l’École supérieure. Côté Société, nous avons le Comité qui en assure la direction, confirmé depuis 2011 à intervalles réguliers par les membres réunis en assemblée. Ces deux groupes de personnes sont appelés à diriger respectivement et de manière autonome l’École supérieure libre de science de l’esprit d’une part et la Société anthroposophique d’autre part. Que se passe-t-il quand ils se rencontrent ? Ils forment la direction du Goetheanum, et s’occupent de la vie et du rayonnement des activités du Goetheanum : centre de recherche, de travail et de conférences, lieu d’accueil et d’archives, campus, bref, une foule d’activités incarnant et manifestant le potentiel culturel de l’anthroposophie en un lieu – comme champ d’application.

En élargissant l’horizon, nous retrouvons le même motif. Nous pouvons penser à n’importe quel membre actif de l’École supérieure spécialisé dans un domaine particulier, la médecine ou l’agriculture par exemple. Il s’engage dans la vie en ouvrant un cabinet médical ou en exploitant un domaine agricole. Il suscite de l’intérêt autour de lui par sa pratique, comme le sont les membres par rapport à l’anthroposophie. N’avons-nous pas là une réplique de la maison-mère, une activité dans un domaine particulier, qui laisse pulser sur un lieu les qualités des deux coupoles, l’engagement professionnel représentant la chose anthroposophique et la reconnaissance alentours : chaque fois une sorte de petit Goetheanum vivant dans le monde ?

Où sont donc les champs d’application ? Je ne les vois pas en dehors de l’organisme de l’École supérieure et de la Société, comme rajoutés pour faire trois, séparant l’une et l’autre de la vie des réalisations. Non, les champs d’activités naissent par la rencontre des deux pôles que sont l’École supérieure et la Société. Ils sont ainsi l’expression même du mouvement anthroposophique fécondant la civilisation de ses impulsions.
C’est parce que je vis avec cette image de notre mouvement anthroposophique que je ressens un malaise à chaque fois que j’entends parler de la Société anthroposophique
comme l’élément médian d’une tripartition. Je crois que cette image est fausse, et son effet n’est pas anodin : elle sépare en pensée la Société et le mouvement anthroposophique, une pensée qui, comme toute pensée même la plus abstraite, finit par devenir une réalité.

Une partie des difficultés que nous avons avec les questions de notre constitution viennent de cette abstraction. La première chose est de saisir sérieusement la polarité entre École et Société, et ainsi l’évidence qu’un pôle ne peut pas avoir de pouvoir sur l’autre. Or combien de membres de la Société demandent encore à vouloir contrôler la vie de l’École à partir d’une assemblée générale ? L’erreur est pourtant éclatante.

Différencier deux courants

Une fois l’image d’ensemble de l’organisme esquissée, nous pouvons faire un pas de plus. Deux courants vivent avec une dynamique complètement différente dans notre École supérieure de science de l’esprit. Et c’est aussi vrai, quoique plus difficile à percevoir, dans notre Société anthroposophique. Le dessin de Rudolf Steiner du 27 décembre 1923 les met en évidence : deux gestes s’y rencontrent. Il y a un geste de lignes horizontales distinguant la Société anthroposophique générale et les trois classes de l’École supérieure. Et il y a un second geste de lignes verticales différenciant les sections. Par leur direction, ces gestes expriment des dimensions qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Et pourtant ils se croisent et ainsi sont appelés à interagir. Quels sont ces deux gestes ?

Le geste vertical, nous pouvons en découvrir une préfiguration dans l’acte du 15 décembre 1911 instituant, du nom provisoire qui lui avait été donné, une «Société pour une manière et un art théosophique». Lors d’une allocution très particulière de Rudolf Steiner, des rôles sont interprétés (tel est le terme utilisé) à différentes personnalités pour des branches de la vie publique, les arts en général, l’art de la peinture, de l’architecture, de la musique, de la littérature. Il est précisé que c’est une manière de travailler qui est ainsi instituée, sous le protectorat de l’individualité de Christian Rose-Croix, une manière de travailler qui ne peut pas être exprimée, car ce faisant on en dénaturerait le caractère comme en disant les mots «je me tais». On peut y voir un germe de ce qui ne se réalisera que plus tard avec les sections de l’École supérieure libre de science de l’esprit. On peut surtout essayer de saisir ce que serait une telle manière de travailler plutôt qu’une définie par des statuts.

Cette tentative de Rudolf Steiner n’aboutira pas. Cependant, nous trouvons – et ce n’est certainement pas un hasard – plusieurs des personnes ainsi interprétées au sein du premier conseil d’administration du «Johannesbau-Verein», l’association créée la même année pour assumer la propriété foncière, la construction et le financement de ce qui deviendra le Goetheanum. Ils sont moins d’une dizaine de membres appelés à porter cette grande responsabilité,
eux seuls avec un droit de vote. Lorsque cette association est renommée en 1918, ce n’est pas une surprise d’y lire la référence à l’École : «Association du Goetheanum de l’École supérieure libre de science de l’esprit» préfigurant ici aussi le travail des sections.

Il est caractéristique de ce geste vertical, qu’on peut appeler rosicrucien, d’y trouver un petit nombre de personnes, choisies pour leurs capacités éprouvées, expertes en leur domaine et engagées par une manière de travailler.
Le geste horizontal est tout autre. Comme l’horizontalité du trait le suggère, c’est un geste ouvert à tout un chacun, qui porte une signature cosmopolite liée à l’esprit de notre temps ; on peut l’appeler michaélique.
Ce geste d’ouverture au monde s’exprime déjà en 1912 lors de la fondation de la Société anthroposophique, comme en témoigne l’extrait de ses principes :

«peuvent fraterniser dans cette société, tous les êtres humains qui considèrent comme base d’une coopération, une spiritualité commune à toutes les âmes humaines, aussi différentes soient-elles en termes de foi, de nation, de conditions, de sexe, etc.»

Il se confirme dans l’article 4 des statuts approuvés lors du Congrès de Noël 1923/24 : Peut faire partie de la société

«toute personne qui, sans distinction de nation, de fonction sociale, de religion, de conviction scientifique ou artistique considère comme justifiée l’existence d’une institution telle que l’École supérieure libre de science de l’esprit du Goetheanum à Dornach».

Ce geste d’ouverture basé sur l’individu se confirme pour l’accès à la Première classe. C’est à chacun des membres de prendre les devants. Ici, il n’est pas question d’être appelé ou choisi ! C’est par sa propre décision que se fait la demande en exprimant soi-même vouloir devenir un représentant de la chose anthroposophique. Et l’école dans laquelle on fait son entrée porte le nom d’École de Michael.
Il est caractéristique de ce geste horizontal, michaélique, d’y trouver la plus grande ouverture imaginable et que les décisions soient prises par les individus eux-mêmes.
Et ce dessin au tableau noir si abstrait soit-il au premier abord, commence à faire sens. Comment se fait ici la rencontre du courant rosicrucien et du courant michaélique ?

Un potentiel insoupçonné dépend de nous

C’est à nous-mêmes, comme membres, de rendre cette rencontre possible.
Au sein de l’École, prenant appui sur le geste horizontal, nous parlons trop souvent encore, même si cela commence à changer, en pensant aux contenus de la Première classe. Ce faisant, nous en oublions une composante existentielle. Impossible d’entrer dans l’École sans faire aussi partie de la Section d’anthroposophie générale, c’est-à-dire sans intégrer en soi cette manière de travailler rosicrucienne dont il est question, et qui après 1924 peut être formulée comme vouloir être un digne représentant de la chose anthroposophique. Mais plus répandue encore est cette autre situation : partant de notre lien avec le geste vertical d’appartenance à une section, nous en oublions l’autre. Impossible pourtant aussi d’entrer dans une section sans faire partie – en principe au moins – de la société la plus ouverte qui soit, qui ne demande que de considérer comme justifié quelque chose comme le Goetheanum. Tant par la première attitude que par la seconde, nous faisons obstacle à la rencontre des deux courants au sein de notre École supérieure libre de science de l’esprit et rendons sa pulsation dans le monde pour le mieux plus difficile, et pour le pire sans effets.

Au sein de la Société, on retrouve aussi ces deux gestes. Mais c’est plus compliqué, et à la base de la plupart des questions de constitution. S’y côtoient, le geste horizontal michaélique de la Société anthroposophique du Congrès de Noël et le geste vertical rosicrucien de l’association du Goetheanum, renommée le 8 février 1925 en la Société anthroposophique générale d’aujourd’hui. Rappelons en passant que la clinique, les éditions et l’administration de la Société anthroposophique y étaient intégrées, donc des entreprises de l’époque avec des responsables de sections à leur tête. Les changements du 8 février 1925 sont souvent considérés comme une erreur. Je pense que c’est le contraire qui est vrai. J’y vois le dernier acte, peut-être désespéré, de Rudolf Steiner pour réunir dans la Société anthroposophique le courant michaélique au courant rosicrucien, comme il l’a fait pour l’École supérieure.

Pour aller de l’avant, il nous faut réapprendre à distinguer dans la société actuelle ces deux qualités dans notre manière d’être membre. Juridiquement, nous avons seulement une Société anthroposophique générale, enregistrée au Registre du commerce. D’une part, même si elle ne le montre plus explicitement ou statutairement, elle a une qualité michaélique horizontale, ouverte, cosmopolite, par laquelle chaque membre peut prendre des initiatives en toute liberté, sans toutefois contraindre qui que ce soit d’autre par l’exercice de cette liberté ; rien du droit usuel et formel des associations n’a ici sa place. D’autre part, et ici aussi même si elle ne le montre plus explicitement ou statutairement, elle a une qualité rosicrucienne verticale nécessaire à la gestion entrepreneuriale des initiatives et de la propriété immobilière et financière ; là seuls celles et ceux, appelés pour leur savoir-faire pour les tâches à accomplir, ont véritablement un droit (et un devoir) de décision. Si nous suivons l’évolution de ces deux gestes dans l’histoire de notre Société – non pas à la lettre, mais dans l’esprit qui est le leur – alors nous pouvons voir que ni la première qualité, horizontale, ni la seconde, verticale, ne justifie l’obstination à faire valoir un droit de vote en tant que membre comme il en est fait usage aujourd’hui.

Finalement, seuls nous, les membres, pouvons permettre au courant michaélique et au courant rosicrucien de se rencontrer dans la Société anthroposophique pour qu’elle puisse rayonner sa mission de paix et devenir fructueuse pour le monde. Cela passera peut-être par une adaptation appropriée des statuts. Mais cela passera nécessairement par un renoncement à vouloir exercer un pouvoir là où il n’a pas sa raison d’être et apprendre une nouvelle manière de travailler ensemble sur la seule base de la confiance.

Nous y puiserons la force de nous engager,

 

Pour que devienne bon,
Fondé par nos cœurs
Guidés vers le but par nos têtes
Ce que nous voulons.

 

Marc Desaules

 

 

1 Rudolf Steiner, Zürich, 14 avril 1919 (GA 190).
2 Peter Selg, Marc Desaules (HG.), «Die Anthroposophische Gesellschaft», p. 147 suiv.

 

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